What's Care Got to Do with It?

Prendre soin comme stratégie. Réflexions situées sur les pratiques du care dans l'art contemporain

Dans un contexte de crises systémiques -- sociales, écologiques et institutionnelles -- le mot "care" résonne avec une intensité renouvelée. Issu d'un champ sémantique vasteet mouvant, ce terme est devenu une notion centrale pour penser des modesd'engagement alternatifs dans l'art et la curation. Mais de quoi parle-t-on vraimentquand on parle de "care" ? Est-ce un mot refuge ? Un outil critique ? Un impératifmoral ? Une méthode ?

Dans cet article, je propose d'examiner les multiples strates du care à partir d'unerecherche curatoriale conduite entre 2024 et 2025. Elle s'inscrit sur une méthodologiecroisée mêlant enquête curatoriale, participation à des ateliers, entretiens et analyses de terrain. J'illustre ici le propos en m'appuyant sur trois expériences artistiques et collectives : les bouquets sociaux d'Adrien Julliard, le rituel participatif Fort Réconfortde Lorette Moreau, et le jeu de worldbuilding echo°o°o initié par Magdalena Emmering.

Avant d'examiner ces exemples de pratiques artistiques autour du care, il me semblenécessaire d'interroger brièvement la polysémie de ce terme : d'où vient-il? Querecouvre-t-il? Pourquoi surgit-il avec autant de force dans les discours et pratiquesartistiques contemporaines?

What's care ? Caring is sharing is curating ?

Let's tackle the problem at its roots! Que signifie care? Le "care" est souventconvoqué avec l'intuition de sa nécessité, mais rarement défini. Ce flou, loind'être un défaut, fait partie de sa force. Il permet à chacun·e de le situer depuisune expérience incarnée. En explorant ses racines, on découvre une ambivalencefondatrice : entre le latin "cura" (sollicitude, responsabilité) et l'ancien anglais"caru" (souci, chagrin, deuil). Cette tension entre le soin actif et le poids du soucitraverse toute tentative de mise en œuvre du care, y compris dans la curation.

"Caring is sharing is curating?" Cette formule, à la fois naïve et provocante, nousoblige à considérer le rôle du.de la curateur.ice non pas comme un.e expert.egestionnaire, mais comme un.e médiateur.ice de relations, un.e tisseur.euse de relations et d'attentions partagées. Prendre soin en tant que curateur·ice, c'est dèslors jongler entre des engagements parfois contradictoires : protéger les œuvres, écouter les artistes, construire des espaces hospitaliers pour les publics -- tout en répondant aux injonctions de productivité et aux logiques d'excellence. La curation devient un terrain d'expérimentation éthique, mais aussi un lieu de fatigue structurelle.

Si le care désigne une orientation éthique et une forme d'engagement, encorefaut-il comprendre comment il se matérialise dans des contextes artistiques situés. À partir de trois projets récents, je propose de tracer une cartographie sensible de pratiques où le care se déploie comme geste, méthode ou cadre relationnel.

Taking (back) care?

Bouquets, rituels et mondes à habiter

Le premier geste que je souhaite partager est celui d'Adrien Julliard et de ses"bouquets sociaux". Lors de son diplôme à l'ENSP (Arles), il a proposé uneperformance collective intitulée Comme le soleil se couche en orange -- Partition de performances et notes d'introspection sur le groupe. Des participant·escueillent, composent et exposent des bouquets de fleurs. Ce protocole a ensuiteété réactivé dans des contextes de médiation. À travers cet acte éphémère, Julliardfabrique un moment de co-présence et d'attention partagée, où le geste esthétiquedevient un geste de soin.

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Images de la performance de diplôme d'Adrien Julliard, 2022 © Adrien Julliard

Deuxième expérimentation : le projet Fort Réconfort de Lorette Moreau. Cetteperformance immersive, à laquelle j'ai participé, propose de faire collectif autourde nos vulnérabilités liées à l'éco-anxiété. À travers des cabanes de couvertures, des exercices d'écriture et de récit, elle invente un espace pour déposer le trouble, écouter les récits de solastalgie et se réconforter sans naïveté. Ici, le care est rituel, temporaire, mais puissant dans sa capacité à régénérer une énergie d'agir.

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Lorette Moreau pendant l'installation d'une des cabanes du projet © Noémie Touly

Enfin, le jeu de worldbuilding echo°o°o, conçu par Magdalena Emmering, explore les futurs imaginés en commun. Avant même l'exposition EchoingFutures à la galerie ACUD (Berlin), elle a invité un groupe à incarner des corpsimaginaires et à négocier collectivement des formes de coexistence. Le care devient ici méthodologie : une manière de bâtir des mondes où chacun·e a voix, où les écologies de relation sont au cœur.

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Image d'une session de worldbuilding © Lea Hopp

Ces initiatives explorent des formes de care incarnées et souvent précaires. Mais qu'en est-il des structures qui les accueillent ou les conditionnent? Peut-on imaginer une institution qui prenne réellement soin -- et si oui, de qui, de quoi et sous quelles conditions?

Please handle (with) Care

Institutions, tensions et conflictualité nécessaire

Mais prendre soin n'est pas toujours doux. Dans les structures artistiques, le care est souvent invisible, externalisé ou assigné. On soigne les œuvres (cf. "pleasehandle with care" sur chaque caisse de transport) mais rarement celles et ceux quiles manipulent, les accrochent, les nettoient, les rendent visibles. Qui garde le white cube blanc ? demandait une banderole à l'inauguration du Goldsmiths CCA à Londres. Le care devient ici un levier critique, qui déplace le regard vers l'infra-ordinaire de la production artistique.

Il ne s'agit donc pas de moraliser la curation, mais d'ouvrir un espace de réflexion: comment rendre visible l'invisible ? Comment ne pas transformer le care en esthétique de façade ? Comment prendre soin sans se sacrifier ? Et surtout :comment faire du care un outil de transformation politique, y compris dans leslieux qui l'instrumentalisent ?

Certaines initiatives tentent de penser pourtant le care au sein même des structuresartistiques, à rebours des logiques d'accélération et de rendement. Le concept de slow curating, developpé notamment par le collectif The Care-Full Curator, propose de ralentir les temporalités de production, d'exposition et de médiation, afin de créer des conditions de travail plus soutenables pour toutes les partiesprenantes. Il ne s'agit pas (seulement) de programmer moins, mais de programmer autrement. En cela, le slow curating agit comme une forme de résistance face à l'épuisement systémique du secteur culturel.

Ces interrogations nous mènent vers une question plus large, presque ontologique: que signifierait une esthétique du care ? Et quels seraient ses gestes, ses formes, ses langages? C'est à dire : comment faire de la curation non seulement un espacede soin, mais aussi de transformation sensible et politique?

Who cares ?

Vers une poétique du care : inconfort, friction, engagement

La poétique du care ne cherche pas à adoucir les tensions, mais à les traverser. Elle commence par un inconfort, une friction, un refus de détourner le regard. Elle passe par des gestes concrets, situés, modestes, mais chargés d'une puissancerelationnelle. Le care, dans la curation, ne consiste pas seulement à bien faire : ilconsiste à faire autrement.

Penser et pratiquer le care en art, c'est peut-être moins répondre à la question "quiprend soin ?", que la poser inlassablement, depuis des lieux multiples, précaires, inventifs. C'est refuser le spectaculaire au profit du relationnel. Et c'est faire de la curation un espace de métamorphose lente -- là où se négocient, collectivement, les conditions de notre présence au monde.